Le Blog de Voltaire
On n’avait jamais vu les Arabes ni envahir le bien de leurs voisins ; ni égorger les faibles, en prétextant les ordres de la Divinité
Ce sont les peuples de l’Arabie proprement dite qui étaient véritablement indigènes, c’est-à-dire qui, de temps immémorial, habitaient ce beau pays, sans mélange d’aucune autre nation, sans avoir jamais été ni conquis ni conquérants. Leur religion était la plus naturelle et la plus simple de toutes ; c’était le culte d’un Dieu et la vénération pour les étoiles, qui semblaient, sous un ciel si beau et si pur, annoncer la grandeur de Dieu avec plus de magnificence que le reste de la nature.
Ils regardaient les planètes comme des médiatrices entre Dieu et les hommes. Ils eurent cette religion jusqu’à Mahomet. Je crois bien qu’il y eut beaucoup de superstitions, puisqu’ils étaient hommes ; mais, séparés du reste du monde par des mers et des déserts, possesseurs d’un pays délicieux et se trouvant au-dessus de tout besoin et de toute crainte, ils durent être nécessairement moins méchants, et moins superstitieux que d’autres nations.
On ne les avait jamais vus ni envahir le bien de leurs voisins, comme des bêtes carnassières affamées ; ni égorger les faibles, en prétextant les ordres de la Divinité ; ni faire leur cour aux puissants, en les flattant par de faux oracles : leurs superstitions ne furent ni absurdes ni barbares.
On ne parle point d’eux dans nos histoires universelles fabriquées dans notre Occident ; je le crois bien : ils n’ont aucun rapport avec la petite nation juive, qui est devenue l’objet et le fondement de nos histoires prétendues universelles, dans lesquelles un certain genre d’auteurs, se copiant les uns les autres, oublie les trois quarts de la terre.
Ce qui semble déposer en faveur de l’antiquité de cette nation, c’est qu’aucun historien ne dit qu’elle ait été subjuguée ; elle ne le fut pas même par Alexandre, ni par aucun roi de Syrie, ni par les Romains. Les Arabes au contraire ont subjugué cent peuples, depuis l’Inde jusqu’à la Garonne ; et ayant ensuite perdu leurs conquêtes, ils se sont retirés dans leur pays sans s’être mêlés avec d’autres peuples.
N’ayant jamais été ni asservis ni mélangés, il est plus que probable qu’ils ont conservé leurs mœurs et leur langage ; aussi l’arabe est-il en quelque façon la langue mère de toute l’Asie, jusqu’à l’Inde et jusqu’au pays habité par les Scythes, supposé qu’il y ait en effet des langues mères ; mais il n’y a que des langues dominantes. (…)
À mesure que les mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces califes, toujours reconnus pour souverains de la religion, et, en apparence, de l’empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font bientôt renaître les arts. Aaron-al-Raschid, contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu’en Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui les Arabes, qui adoptaient déjà les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d’Almanach en est encore un témoignage.
L’Almageste de Ptolémée fut alors traduit du grec en arabe par l’astronome Ben-Honaïn. Le calife Almamon fit mesurer géométriquement un degré du méridien, pour déterminer la grandeur de la terre : opération qui n’a été faite en France que plus de huit cents ans après, sous Louis XIV. Ce même astronome, Ben-Honaïn, poussa ses observations assez loin, reconnut ou que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du soleil trop au septentrion, ou que l’obliquité de l’écliptique avait changé. Il vit même que la période de trente-six mille ans, qu’on avait assignée au mouvement prétendu des étoiles fixes d’occident en orient, devait être beaucoup raccourcie.
La chimie et la médecine étaient cultivées par les Arabes. La chimie, perfectionnée aujourd’hui par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons de nouveaux remèdes, qu’on nomme les minoratifs, plus doux et plus salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l’école d’Hippocrate et de Galien. L’algèbre fut une de leurs inventions. Ce terme le montre encore assez ; soit qu’il dérive du mot Algiabarat, soit plutôt qu’il porte le nom du fameux Arabe Geber, qui enseignait cet art dans notre VIIIe siècle. Enfin, dès le second siècle de Mahomet, il fallut que les chrétiens d’Occident s’instruisissent chez les musulmans.
Une preuve infaillible de la supériorité d’une nation dans les arts de l’esprit, c’est la culture perfectionnée de la poésie. Je ne parle pas de cette poésie enflée et gigantesque, de ce ramas de lieux communs et insipides sur le soleil, la lune et les étoiles, les montagnes et les mers ; mais de cette poésie sage et hardie, telle qu’elle fleurit du temps d’Auguste, telle qu’on l’a vue renaître sous Louis XIV. Cette poésie d’image et de sentiment fut connue du temps d’Aaron-al-Raschid. En voici, entre autres exemples, un qui m’a frappé, et que je rapporte ici parce qu’il est court. Il s’agit de la célèbre disgrâce de Giafar le Barmécide.
Mortel, faible mortel, à qui le sort prospère
Fait goûter de ses dons les charmes dangereux,
Connais quelle est des rois la faveur passagère ;
Contemple Barmécide, et tremble d’être heureux.
Ce dernier vers surtout est traduit mot à mot. Rien ne me paraît plus beau que tremble d’être heureux. La langue arabe avait l’avantage d’être perfectionnée depuis longtemps ; elle était fixée avant Mahomet, et ne s’est point altérée depuis. Aucun des jargons qu’on parlait alors en Europe n’a pas seulement laissé la moindre trace. De quelque côté que nous nous tournions, il faut avouer que nous n’existons que d’hier. Nous allons plus loin que les autres peuples en plus d’un genre ; et c’est peut-être parce que nous sommes venus les derniers.