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José Artur, le plus délicieux des animateurs de radio nous a quitté

Hommage à José Artur qui venait de décéder

Mon cher José,

Pour la première fois tu ne m’as pas fait rire.

Après Charb, Wolinski, Tignous, Cabu, voilà que toi aussi tu nous quittes.
Ta fille Sophie m’a dit combien tu étais attaché à cette petite bande de lurons, en particulier à Cabu, et que suite à ce massacre tu as fait un AVC. Une saloperie de plus des fanatiques islamistes...
Je suis très triste, mon vieux.

Toi à Paris, moi à Bruxelles, on ne se voyait pas très souvent, mais c’était à chaque fois un moment joyeux où nous parlions de ce qui nous excitait : le théâtre, le cinéma, la littérature...

J’ai envie de te parler de toi.
Pas de fausse pudeur, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ça ne t’irait pas. Rôle de composition au-dessus de ton talent ! Comment annonçais-tu la couleur, déjà ? Ah, oui : "Parlons de moi, y a que ça qui m’intéresse !" (Paris, J’ai lu, 2001).

Comme tant d’autres, le soir, je t’écoutais assez régulièrement et je m’amusais bien (ben oui, de ce point de vue, je n’étais pas très original). Et un jour, je me suis rendu compte que je t’avais connu jeune : je devais avoir douze ou treize ans lorsque j’ai vu à la télévision le film de René Clément, Le Père tranquille, avec le merveilleux Noël-Noël. (Si tu le retrouves là-haut, embrasse-le donc de ma part, et dis-lui que c’est grâce à lui, que je confondais évidemment avec son personnage, que j’ai commencé à m’intéresser à la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier à la Résistance. Maintenant que j’y pense, je me dis que la vision de ce film a dû contribuer à faire de moi un éditeur d’Histoire. Oh, bien sûr, je sais bien que, daté de 1946, ce film sent bon sa légende dorée « gaullo-communiste » de la Résistance. Mais j’ai beau avoir lu pas mal d’ouvrages sur l’Occupation, je garde au fond de moi, pour moi, et avec une mauvaise foi compacte, cette image-là de la Résistance. Tu lui diras, n’est-ce pas ? C’est important ! Pour moi, je veux dire.)
Quelques années plus tard, quand je devins cinémane, je revis Le Père tranquille au Musée du Cinéma de Bruxelles. Au générique, je découvris ton nom. Je m’interrogeai : José Artur ? Le José Artur ? Je me renseignai. Mais oui ! C’était toi, cet ado résistant aussi insupportable qu’attachant.

Par trois fois tu m’as fait l’amitié de m’inviter à ton Pop club : d’abord, pour mon spectacle Flaubert interprété par ton vieil ami François Perier, puis, plus tard, presque coup sur coup pour mon Voltaire et mon La Fontaine.

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Bien-sûr, tu n’avais pas manqué de te f.. de moi. À chaque fois ! Et à jet continu. Je ne te l’ai jamais dit, mais j’avais trouvé en toi une qualité que j’adorais chez mon père : l’art de mettre les gens en boîte, de leur sortir parfois des vacheries, mais avec une telle gentillesse, une telle tendresse même, que vos victimes ne pouvaient qu’être consentantes. (Variante atténuée, paraît-il, du syndrome de Stockholm...)
Tu avais, comment dire ? Une irrévérence désinvolte, drôle, culottée, mais jamais vulgaire. Je gage que dans une autre vie, tu as du être un proche du Régent, un de ses « roués », comme il les appelait.

Tu pouvais être intarissable, mais avec humour délices et orgues. Tout le monde avait remarqué que dans tes interviews tu n’hésitais pas à faire et les questions et les réponses. Probablement pour rajouter de « la cohérence au discours », pour dire comme les pédants.
Je viens d’entendre le témoignage de Jean-Michel Ribes, le directeur du Théâtre du Rond-Point (je sais que tu sais qui il est ! Je le rappelle discrètement pour ceux qui l’ignoreraient : c’est une lettre ouverte.) Jean-Michel Ribes donc, raconte que tu te félicitais d’avoir inventé l’interview-monologue : « Quand il posait une question, dit Ribes, à la fin de la question, l’émission était terminée et on n’avait plus la possibilité de répondre. » Une petite vacherie, mais un peu méritée, non ?

Je vais rappeler une anecdote. Elle est connue, mais elle m’amuse tellement que j’ai envie de la raconter à mon tour. Un soir que tu avais invité le romancier Daniel Picouly, l’attachée de presse de sa maison d’édition était venue t’annoncer, désolée, que ton invité ne viendrait pas parce qu’il avait du aller chercher sa gamine à l’école. Pas du tout fâché, tu arboras un grand sourire : enfin tu allais pouvoir faire une émission que tu contrôlerais du début à la fin, souverainement, sans être embêté par les propos intempestifs de ton invité. Et le plus naturellement du monde, tu lanças l’émission interprétant et ton rôle et celui de Picouly. Force fut de saluer un casting enfin parfait !

Mais dis-moi, José (sans transition, comme on dit chez toi), te souviens-tu que je te dois deux belles amitiés ?
Un jour tu me téléphones et tu me dis que ta fille Sophie et ta nièce Marie Giral venaient de commettre un texte sur leur grand-mère, « drôle mais très féroce ». Cependant, comme il s’agit de ta mère, tu te sens très mal placé pour juger de la chose, et tu me demandes si je veux bien y jeter un œil : après tout, c’est mon métier, non ? Bien évidement, j’accepte tout de suite.
Elles m’envoient leur manuscrit. Je le lis.
Sidéré ! Quoi ? José Artur, ce déconneur impénitent est le rejeton d’une famille de catholiques intégristes ? Je croyais connaitre un anar limite déjanté, et je découvrais que son monde originel était celui des Aristocrates de Michel de Saint-Pierre...

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José et Sophie Artur

Deux semaines plus tard, je rencontrai Marie et Sophie. Nous avons discuté à bâtons rompus pendant trois heures, lors desquelles elles me racontèrent mille anecdotes. Je riais de ce qu’elles me disaient et elles de me voir éberlué.
Le lendemain, je t’ai appelé pour te remercier de m’avoir fait rencontrer deux filles aussi sympathiques et drôles.
« Mouis, m’as-tu répondu, je reconnais que ce sont mes deux meilleures émissions nocturnes...
- José, je ne vous parle pas seulement de Sophie, je vous parle aussi de Marie. (À cette époque, on se vouvoyait encore.)
- Mon cher André, je vois que sous vos dehors d’homme libéré, vous êtes resté bien, bien petit bourgeois... »
Rideau.

Marie et Sophie avaient repris leur manuscrit et le remanieront pour un faire un one-woman-show qui sera interprété quelques mois plus tard par Sophie. Spectacle absolument désopilant !

Je me souviens aussi de l’envie que j’avais eue de publier deux courts textes de Claudel, tout-à-fait étonnants : La Mort de Judas et Le Point de vue de Ponce Pilate. Rien à voir avec le Claudel du Soulier de Satin (on raconte - et tu me l’as confirmé - que sortant de la représentation de cette pièce interminable, Sacha Guitry aurait murmuré : « Heureusement qu’il n’y avait pas la paire... ») Non, vraiment rien à voir. Deux textes iconoclastes qui devaient te plaire. J’ai donc immédiatement, pensé à toi pour la préface.
C’était à ton tour d’être éberlué : tu ne connaissais pas ces textes, et après lecture, tu m’as déclaré : « Si on m’avait dit qu’un jour on me demanderai de préfacer du Claudel, j’aurais bien ri. Mais ça va. Je prends ! »
Très vite (enfin trois semaines plus tard) lorsque je t’ai appelé pour savoir si tu avais pu t’y mettre tu m’as répondu : « Oui, oui. Bien sûr ! Ça commence comme ça :

« Allô, José Artur ? Pouvez-vous pour dans huit jours m’écrire une préface de deux, trois feuillets sur un Claudel mal connu ?
- Écoute, je ne sais pas qui tu es, je ne reconnais pas ta voix, mais arrête de te f... de moi. De toute façon, je n’ai pas le temps, je termine une thèse de 600 pages sur la fabrication des briques en Argonne de 1716 à 1804 dans l’Aisne supérieure...
- Mais non, je vous assure, cher ami, c’est André Versaille qui vous appelle de Brussels... Vous m’aviez fait l’amitié de préfacer le Gainsbourg, que j’ai publié jadis dans la collection « La Plume et le pinceau » dirigée par Nathalie Skowronek. Évidemment, vous avez oublié.
- Ah oui ! Mais mon cher André, Serge avait mon âge, était un ami et ma cup of scotch, alors que Claudel ne m’a jamais dit un mot et n’est pas ma tasse de thé chinois.
- Bien sûr, mais c’est le José Artur d’antan qui m’intéresse, celui que vous vous ingéniez à cacher depuis des décennies, l’enfant de chœur, fils d’une catholique ultra pieuse, qui avait commencé à vous donner une bonne éducation, avant que vous ne désertiez honteusement le droit chemin.
- Cher éditeur sournois, il y a prescription. Et puis, tout de même, confier Paul Claudel à un petit saltimbanque mécréant, qui n’a jamais été fonctionnaire, et encore moins écrivain (ça se saurait), franchement !
- Pourtant...
- Mais enfin, mon cher ! Peu de ressemblances, vous en conviendrez, entre le plus tonitruant « homo erectus devenu sapiens » et moi ; entre ce croyant, élevé par des croyants normaux, et moi, dressé par des croyants incroyables ; lui frappé par la froide mystique à Notre-Dame de Paris, et moi, converti à la laïcité dès l’adolescence à Saint-Germain-des-Prés ; entre lui qui saute à pieds joints, corps et âme, dans le bénitier pour y nager toute sa vie, et moi qui plonge dans le théâtre pour y surfer toute mon existence. »

« Commencer cette préface par un dialogue de cette qualité laisse présager du pire, te fis-je remarquer.
- Oui, mais écoute, après c’est plus sérieux » :

« C’est Jean-Louis Barrault qui m’a fait connaître et supporter, dans les deux sens du terme, la longueur dramatique des pièces de Claudel, montées pour le plaisir gourmet des jeunes metteurs en scène qui prennent leur temps avant de prendre le nôtre.  »

Puis tu t’interrompis :

« Mais, j’ai un problème : je n’ai personne pour dactylographier mon texte. Par contre, mon cher éditeur, je peux te le dicter. »

Et tu commenças à dicter, mi-lecture, mi-improvisation. C’était très drôle, mais par moments, tu hésitais : « Ah, là je n’arrive pas à me relire ! Mais tu vois ce que je veux dire ? » Plusieurs fois. Et à la fin tu me demanderas : « Tu pourras remplir ces quelques blancs, non ? Et puis, si tu trouves que c’est trop long, tu coupes comme tu veux. Je te fais pleinement confiance. »

Comment, devant un tel talent d’improvisateur - et de vrai lecteur ! (car, oui, sous tes dehors de je-m’en-foutiste, tu étais un véritable amoureux de littérature) comment, dis-je, refuser l’honneur d’ajouter quelques lignes de mon cru à cette brillante envolée ?

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Bon, il est temps que j’arrête.
Je pensais ne t’envoyer un cygne d’amitié, et voilà que je t’assène une logorrhée désordonnée.

Ah, mais non !
Je ne peux pas raccrocher avant d’avoir rappelé ton autonécrologie.
Tu savais que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Alors, de peur sans doute qu’on ne te salope ta nécro, tu as voulu la rédiger toi-même, et pour couper court à d’éventuelles velléités importunes, tu avais tenu à la rendre publique en la lisant à la radio.

« José Artur, c’est la première fois que vous nous faites de la peine. Vous avez passé votre vie à nous égratigner, à nous prêter votre micro et parfois à nous laisser parler. José dont la mémoire vous permettait de paraître cultivé ; vous dont le sourire remplaçais l’esprit de synthèse ; vous, enfin, dont l’amour de la vie remplaçait l’intelligence.
Vous allez nous manquer un soir ou deux. Votre force, à vous aussi, était de ne rien faire, peut-être, mais de le faire tous les jours. Wolinski a écrit il y a quelques années : "José, tu mourras au micro comme Molière." Vous qui ne parliez que par réminiscences ou citations plus ou moins authentiques, vous serez enterré dans votre dernier trou de mémoire. Votre purgatoire sera votre oubli ; votre enfer sera votre silence ; votre paradis sera votre paresse. Comme tous les êtres irremplaçables, vous le serez très vite, vous l’êtes déjà. La preuve : vous faisiez partie des voix extrêmement chères qui se sont tues, vous n’êtes plus qu’une petite boîte au Colombarium et deux ou trois boîtes à l’INA.
José Artur, je vous souhaite l’au-delà que vous avez mérité. Au hasard des archives de la maison voici quelques flashs d’un bavard qui passait du pistolet à confiture à la vacherie avec la même indifférence souriante.
 »

Adieu cher vieux, je t’aimais bien, tu sais...

André

Huffington Post, le 30 janvier 2015